Vous allez sans doute m’accuser de pratiquer la nécromancie ou de me livrer à une dangereuse pratique du spiritisme, mais voilà que j’ai ressuscité la Muse, que j’avais assassinée dans un précédent article. Telle le phénix, elle renaît de ses cendres, le temps que je vous parle de son régime alimentaire si particulier.
Sur la montagne de l’Hélicon, la Muse dans son habitat naturel a l’habitude de faire des agapes d’ambroisie ou de nectar de fleurs. C’est qu’elle est exigeante ! Même une fois apprivoisée, Madame continue d’avoir ses lubies. Sauf que vous, auteur, disposez rarement d’un stock d’ambroisie dans votre sellier. L’artiste moderne est un être pressé, qui, lui-même, se nourrit très mal, de choses qui traînent, qu’il grignote, faute de temps, happé par son écriture et les revendications de ses personnages et créatures de papier.
Dans ces conditions, la Muse a tôt fait de se sentir négligée, abandonnée. C’est alors qu’elle commence à vous bouder. Elle proteste, elle lambine, elle menace de vous quitter, alanguie dans un fauteuil, cheveux défaits et petit air inaccessible. Vous la suppliez de rester, lui rappelez que, sans elle, vous n’êtes rien. Son sourire se renforce ; elle sait éperdument que vous êtes à sa merci. Elle poursuit ses menaces pour vous faire céder. En retour, elle vous promet les nuits d’insomnie, la page blanche, la fin de toute inspiration. Elle vous dérobera votre génie ; puis, perfidies accomplies, elle ne se gênera pas pour aller vous faire des infidélités, ailleurs, là où on la nourrira un peu mieux.
Eh oui, la Muse est volage. Pour la garder, il convient d’être vigilant…
Et puisqu’il est interdit, à nous, pauvres mortels, de toucher à la divine ambroisie, mieux vaut rapidement trouver autre chose pour contenter cette Muse aux goûts luxueux…
Nourrir sa muse est une tâche cruciale, qui prend du temps. C’est une besogne pour laquelle on a souvent peu d’intérêt (justement parce que ça prend du temps !)
Mais qu’entendons-nous par nourrir sa Muse, exactement ?
Il est entendu dans la tradition grecque et dans le monde des Arts, que des entités immatérielles hantent l’esprit des artistes pour leur souffler de nouvelles idées, des passages de leurs œuvres particulièrement inspirés. C’est ainsi qu’on assiste à d’étranges phénomènes : certains écrivains témoignent de textes qui semblent s’être écrits tout seuls ; les peintres parlent de paysages jaillis du néant, d’inspirations fulgurantes.
Votre Muse personnelle est ce petit génie qui vous chuchote des choses à l’oreille, assemble pour vous des idées prometteuses et renouvelle votre imaginaire – et a cette propension à vous laisser tomber au pire moment. C’est à partir de vos expériences et de l’atmosphère dans laquelle vous baignez (émotionnellement comme physiquement), de ce que vous vivez et voyez, que vous allez lui apporter un aliment pour qu’elle serve votre Art. Quoi que vous souhaitiez écrire/peindre/inventer, vous ne partez jamais de rien. Prenons l’exemple de l’écriture : vous pouvez compter sur le socle de vos lectures ; et c’est ce qui va vous tenir lieu de point de départ. Si vous êtes un grand amateur de dark fantasy et d’humour Pratchettien (je pense que le résultat aurait de quoi être détonnant xD), il est naturel que vous ayez profité de ces deux grandes influences pour bâtir votre propre style et trouver votre voie.
Une fois que vous avez les fondations et votre style de départ, vous n’êtes qu’au début du voyage. Votre inspiration, pour rester vive, claire et affûtée, a besoin d’être entretenue régulièrement, choyée – nourrie.
Pour nourrir sa muse, il n’y a pas d’autre choix que de fréquenter d’autres auteurs, décortiquer leur style, se fixer mille petits défis pour s’améliorer toujours davantage et tendre dans telle ou telle direction : plus de fluidité, plus de vocabulaire, plus d’humour, etc.
Dans l’idéal, il devrait y avoir des moments que vous consacrez uniquement à l’alimentation de votre Muse, où vous posez la plume pour vous recharger et faire le plein d’idées nouvelles. L’écriture est une alchimie, un art de la lenteur et de la maturité.
Une chose que j’aime faire, c’est prendre un de mes livres fétiches et lire, lire, lire et encore lire une phrase ou un paragraphe que j’ai apprécié, pour sa musique, les mots employés, l’ambiance qu’il véhicule… Je prends simplement du temps pour lire de manière critique. Pour me poser les bonnes questions : qu’est-ce qui me plaît, chez cet auteur ? Qu’est-ce qui rend sa plume aussi fluide ? De quelle façon construit-il ses phrases ? Comment traite-t-il les scènes d’émotion ou de combat, avec quel rythme dans les phrases, quel type de vocabulaire ?
Lisez. De tout. Aussi bien des articles de botanique que des traités de philosophie ou de psychologie. Sortez de votre zone de confort littéraire. Lisez sur la religion, osez découvrir des auteurs ou des genres que vous n’aimez pas. En écriture comme dans la vraie vie, connaître ses ennemis est un atout. Dévorez tout ce qui passe à votre portée. Oui, tout est utile pour nourrir votre créativité !
Mais parce que l’écriture est aussi un art profondément graphique (écrire un roman, c’est peindre avec des mots), n’hésitez pas à observer autour de vous, à boire la mise en scène des films que vous visionnez, à visiter les musées. J’aime beaucoup lire certains auteurs qui sont également scénaristes ou metteurs en scène : on sent à leur façon de décrire les événements qu’ils ont une conception très visuelle de leur écriture. Chaque scène prend vie d’une manière inédite ; vous vous la représentez très clairement.
Parfois, vous ne trouverez la matière de votre texte que dans la réalité. En sortant la tête de votre livre, en quittant votre bureau enténébré et encombré de miettes de pizza (et vous croyez vraiment que la muse va vous aimer si vous lui offrez une aussi piètre nourriture ?), en marchant dans la nature ou dans la foule, en vous imprégnant de tout ce qui vous entoure : voilà comment vous renouvèlerez votre créativité. Dehors devient une aventure. Ouvrez les yeux et laissez-vous surprendre par…ce que vous voyez ! Cela peut être un immense vol d’étourneaux qui plane au-dessus des champs, un rayon de soleil qui traverse un vitrail avec indolence, le rire d’une petite fille dans la rue, une vieille femme qui se met à danser au son des violons dans le Marais de Paris, un sourire échangé au hasard des rues…
Votre vie devient votre pratique – et votre pratique est une partie de votre vie, dans le sens où elle s’en nourrit.
Une promenade en forêt ? Notez la luminosité, les ombres qui se brodent sur le sol. Un coucher de soleil ? Observez la façon dont le ciel se diapre de nuances, le liséré bordeaux qui colore les vagues, les reflets de pourpre et d’or qui jouent sur les eaux d’un lac…
Une journée en famille ? Un moment entre amis ? Je sais que certains auteurs rechignent à délaisser leur feuille et leur plume, ne serait-ce que l’espace d’une journée. C’est comme s’arracher une partie de soi-même.
Pourtant, ce n’est pas du temps perdu…
Nous avons aussi besoin de recharger les batteries émotionnelles ; d’éprouver et de vivre des émotions authentiques et brutes pour les retranscrire de la manière la plus juste possible dans nos récits.
Je sais que la musique joue chez moi beaucoup ce rôle de « nourriture émotionnelle ». J’ai déjà vécu des expériences quasi-mystiques, lors de concerts, où il me semble « disparaître » dans la musique, le temps d’une chanson. Quand je rouvre les yeux, j’ai un moment d’étourdissement et de surprise : je ne me rappelai plus être au milieu de la foule, sur cette place, devant la scène, ni de la présence de mon cousin à mes côtés.
J’ai été transportée dans un autre monde.
Le lendemain de ces concerts, même si j’ai peu dormi, je suis en général emplie d’une saine et puissante énergie. Toute mon écriture, notamment si elle s’était faite un peu laborieuse les jours passés, redevient fluide et aisée. Quel bonheur !
Alors, si la muse vous déserte et vous boude… Maintenant, vous avez trouvé votre ambroisie : buvez le monde tout autour de vous, apprenez à (oser) puiser en vous, et la Muse deviendra votre meilleure amie !
L’écriture est un constant va-et-vient entre intériorité, celle de votre univers personnel, et extérieur, celle du vaste monde et de la société.
Que votre plume reste affûtée ♥
Tendrement vôtre,
Eve.